Le vendeur le plus bruyant était de loin le marchand de boissons. Sans aucune considération pour le repos des voisins qui devaient dormir le jour comme mon père (qui durant toute sa vie avait fait le tour de nuit), l’homme jonglait avec ses bouteilles de bière d’eau et de limonade sans la moindre délicatesse. Nos mères nous laissaient souvent la responsabilité de payer la commande comme « des grands », on se sentait si importants Antonio et moi ! Je rivalisais dans cette tâche avec le petit des frères Lemos. Ma mélodie préférée, c’était le marchand de glaces italiennes qui passait le samedi ou le dimanche.
Les poires mijotent lentement dans une vieille casserole en fonte que ma mère a ramenée de Belgique. Peu à peu l’arôme envahit la cuisine et un souvenir s’échappe de la marmite ! « Des Cûtès peûres !...» (en marquant bien une pause sur les « û » S.V.P). C’était le cri lancé par la petite vieille et qui envahissait les rues du quartier du Nord. Elle poussait son charriot sans se presser en exhortant les riverains à acheter ses poires encore tièdes. Les fenêtres s’ouvraient à son passage, certains lui faisaient signe de s’arrêter. La marchande ambulante remplissait les marmites ou les pots sous l’œil déjà avide des enfants. Le jour des « cûtès peûres », c’était la fête ! Je ne pense pas que nous ayons l’habitude d’en acquérir habituellement à la maison.
Coups de pinceaux dans le creux d’un souvenir.(18) Le temps " Des Cûtès peûres ! " La vie dans le quartier du Nord fin des années 50 début 60
De temps en temps, à l’occasion seulement, mais le souvenir est pourtant bien présent et il ressuscite avec sa pointe de mélancolie à chaque fois que je prépare ce dessert. Bien entendu, le vin rouge est aromatisé par les senteurs des coteaux catalans ou par un Ribera del Duero, le sirop Liège manque parfois aux ingrédients…mais fort heureusement les visites sporadiques des amis du Plat Pays n’oublient jamais de nous en rapporter et un pot vert aux armures de Liège est quasiment toujours dans nos placards ! C’est tout de même curieux, les souvenirs ! On ne sait jamais quel va être le déclencheur qui va nous transporter des lustres auparavant.
La marchande de poires cuites avait cessé de déambuler dans la rue Saint Léonard quand j’étais encore une enfant tout comme le chiffonnier perché sur une charrette tirée par un cheval. L’homme criait à tue tête : « Avez cliquottes et cliqués ? ». Merveilleux spectacle pour les gosses de la ville qui avaient peu l’occasion de voir de près un cheval attelé. Les roues de charrette et les sabots martelaient en cadence les pavés humides et glissants, quelques voisines se débarrassaient alors de leurs vieilles fripes, de vêtements usés jusqu’à la trame et de vieux objets qui avaient perdu toute valeur pour leurs propriétaires.
Ces deux métiers disparus depuis belle lurette faisaient partie du décor du quartier où nous habitions, un quartier aimable et populaire qui sentait bon la soupe aux légumes… La vente ambulante de denrées alimentaires était restée chose courante durant de longues années dans les rues de la ville. La caractéristique commune des marchands ambulants était sans aucun doute la façon d’attirer la clientèle du quartier : les haut-parleurs des camionnettes distillaient soit une mélodie singulière soit un slogan répétitif. « De la soupe ! De la soupe !» Et des dizaines de portes s’ouvraient laissant sortir les femmes des marmites à la main.
Ma mère en achetait sporadiquement et elle retrouvait ses voisines qui en profitaient pour faire un brin de causette en faisant la queue. Ah ! Comme la rue sentait bon ! Tout à coup la grisaille du ciel n’avait plus d’importance, on se retrouvait dans la rue comme dans n’importe quel village du sud !
Un autre jour, le klaxon du boulanger italien produisait le même effet ! J’adorais me précipiter vers la camionnette pour ramener un pain italien qui avait la forme d’une couronne et dont le gout rappelait tellement les pains andalous. Ici encore, les arômes avaient le privilège de projeter les pensées de mes parents vers leur Méditerranée ! Une fois par semaine, le laitier en casquette et uniforme gris sonnait aux portes. Il emmenait les vidanges et remplissait la caisse et que nous avions laissée dans le corridor. En ce temps-là, tout se recyclait et les bouteilles étaient tellement réutilisées qu’à la fin le verre perdait son éclat et on parvenait à peine à lire la marque.
Sa camionnette « relookée » digne d’un véritable tuning attirait tous les mioches du quartier comme un miroir aux alouettes ! Je suppliais alors mes parents pour descendre acheter un petit pot de crème chantilly irrésistible … un petit cornet pistache et deux cornets à la vanille.
Je ne peux oublier le marchand de charbon qui passait fréquemment en toutes saisons. Après avoir sonné aux portes, il enlevait la grille du soupirail de la cave où il introduisait une rampe métallique sur laquelle il jetait des pelletées de charbon ou bien alors il vidait des sacs de boulets ou de morceaux de houille. La poussière que le stockage du charbon soulevait terminait par coller aux vêtements du charbonnier aussi bien qu’à sa peau couverte par une fine pellicule qui avait fini par prendre un ton grisâtre. Après la visite du charbonnier, ma mère et notre voisine Loreto (la mère des frères Lemos) devaient alors consciencieusement balayer le trottoir et refouler les éclats de charbon dans le soupirail. A la liste des marchands ambulants qui passaient dans notre rue, il faut encore en ajouter un : l’Espagnol qui vendait des œufs pour arrondir ses fins de mois. Comme on ne savait pas son nom, nous l’avions surnommé « el de los huevos hermosos ». L’anecdote qui suit est toujours présente chez nous et ma mère me la rappelle encore souvent. Un jour le vendeur sonna à la porte et ma mère probablement occupée à une tâche me demanda d’aller ouvrir. « ¿ Quien es 2? lança-t-elle du haut du premier étage. “ ¡Es el señor que tiene los huevos hermosos, mamá!3 ». Pour moi « tener o vender 4 c’était du pareil au même et je méconnaissais les subtilités de la langue de Cervantes !) L’Espagnol fût pris par un fou rire nerveux qui se prolongea jusqu’à ce que ma mère gênée par ma réponse descende lui payer la douzaine d’œufs. « Estos niños … dicen verdades como templos5 » lui fit remarquer le vendeur qui n’avait pas mesuré ses mots ! Ce qui ne fit qu’empirer le malaise que j’avais involontairement provoqué. Ma mère ne savait plus comment lui répondre tellement elle était gênée et elle me lança un regard de reproche pour l’avoir mise dans une situation aussi embarrassante. Ce jour-là, j’ai appris que les bonnes manières passent par appeler les gens par leur vrai nom ! Et qu’il ne faut surtout pas parler en public des « attributs » des messieurs même si c’est de l’argot espagnol ! Ceci dit personne à la maison ne se souvient plus du tout du nom de l’Espagnol et il restera à jamais « el hombre de los huevos hermosos » ! Avec le temps, lui aussi avait fini par déserter le quartier. Les premiers supers marchés commençaient à s’installer, signe que les temps avaient commencé à changer. (Mais c’est une autre histoire).
1. l’homme aux beaux œufs. -2. Qui est-ce ?- 3. C’est l’homme qui a de beaux œufs, maman !- 4. avoir ou vendre - 5. -Ces enfants, ils disent des vérités grandes comme des temples.
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