Que représente pour toi ce site web et le projet ?
Les périodes très difficiles qu’ont traversées nos parents et que nous ne connaissons qu’à travers leurs témoignages, sont gravées dans nos mémoires mais nos souvenirs risquent de s’effacer jour après jour. Le site, quand il sera alimenté de photos, d’anecdotes et d’histoires familiales ou de lutte, sera un témoignage sûrement très émouvant qui permettra de garder une trace indélébile du passage et du combat de nos parents. J’ai hâte de voir la nouvelle mouture du site.
Quant au projet, j’imagine qu’il s’agit, outre de rendre un hommage à nos parents, de suivre leurs pas dans la lutte vers un monde plus juste et plus égalitaire.
Comment les choses se voient-elles à partir de ta génération au bout de tant d'années d'immigration ?
Je n’oublie jamais que je suis fille d’immigrés. Je suis toujours très choquée d’entendre des commentaires racistes ou xénophobes de fils d’immigrés à l’égard de gens issus de cultures différentes.
Comment tes parents sont-ils arrivés à Liège ? Quelle a été leur vie ?
Mes parents ont eu un parcours très semblable à celui de nombreux immigrés espagnols. Paysans, pauvres, presque illettrés et communistes convaincus (en tout cas mon père), pour eux, la vie en Espagne franquiste était devenue un enfer et ils se sont vus contraints d’émigrer à 33 et 35 ans.
Dans un premier temps, c’est mon père qui a quitté les vignes ensoleillées de Villarrobledo (Albacete) avec son jeune frère Jose Manuel et deux amis : Valentin Ballesteros et Antonio Seco.
Bientôt ils allaient tous les quatre s’enfoncer dans les noires galeries d’un charbonnage Herstalien, La Petite Bacnure. En fait, c'est un ami de longue date, Jesùs Alcañiz (beau-frère de Valentin) qui se trouvait déjà à Liège depuis 1957, qui les a convaincus que la Belgique était un paradis : il leur avait envoyé trois contrats de travail par la poste.
Le quatrième contrat n'arrivant pas, c'est avec un passeport de touriste qu'un des quatre compères quitta la Mancha.
Quelques mois après l'arrivée des hommes, ce fut au tour des femmes et des enfants d'entamer le long périple vers cette terre inconnue. Ma mère, mon frère José (4 ans) et ma sœur Marie (2 ans) accompagnés de Remedios Serrano (épouse de Antonio Seco et cousine de mon père) et ses filles Reme (4 ans) et Feli (2 ans) ont rejoint leurs maris, emportant avec elles quelques effets personnels.
Papa à la mine, maman faisant des ménages et s’occupant des enfants et de la maison : classique !
Très vite, les quatre camarades, épris de liberté et de justice, se sont mis à militer au parti communiste : à l’époque, en Espagne, être communiste était un délit gravissime.
Après trois années au charbonnage, mon père est entré chez Tensia (produits chimiques, feux continus). A 55 ans, il a pris sa très méritée prépension.
Malgré l’emphysème dont il était atteint, il a quand même profité d’une assez belle retraite, continuant avec acharnement et cohérence son combat pour un monde plus juste (PCPE – club El Emigrante).
Mes parents ont ensuite effectué plusieurs voyages avec l’Imserso en Espagne mais mon père nous a quitté en novembre 2005 avec un rêve jamais réalisé : visiter Cuba.
Notre maman qui a pourtant traversé bien des épreuves durant sa vie (dont une ablation du sein suivie de séances de radiothérapie à l’âge de 48 ans), n’a pas survécu longtemps au vide laissé par papa. Elle nous a quittés le 30 mai 2009.
Quels sont les moments les plus forts dont tu as gardé un souvenir ?
Le jour de la mort du dictateur Franco est un jour inoubliable pour tous ceux qui l’avons vécu. Je n’avais que 11 ans mais je me souviens que mon père pleurait de joie. C’était la première fois que je le voyais pleurer.
Je me souviens aussi d’une manif à laquelle on criait, un peu inconscients, il faut bien le dire : « ETA ETA ETA más metralleta ». Ça devait être fin des années 70 …
Merci pour ce que vous faites, Carmen Serrano.
lLiège le 27 avril 2010
Propos recueilli par Manolo